15
Le soir suivant, Pharaon me fit appeler, et cette fois je n’essayai pas de contrôler son désir. L’acte ne me procura pas de plaisir mais ne m’inspira pas non plus de répugnance, et ensuite je m’attardai délibérément dans son lit. Je savais ne pas pouvoir le captiver uniquement par des artifices sexuels. Je devais commencer à révéler un peu de moi-même, à lui montrer une autre facette de mon caractère. Il avait vu le médecin, la vierge, la séductrice… et, jusque-là, j’avais suivi les conseils de Houi et de Hounro. À présent, j’allais m’aventurer sur d’autres eaux. Je continuerais bien entendu à développer les personnalités que je m’étais bâties, ou plutôt que j’avais trouvées en moi et accentuées, mais il fallait aussi que je m’insinue dans son cœur, dans son esprit, et pas seulement dans ses reins. Donc, lorsque nous eûmes fait l’amour, je m’enveloppai dans un drap, refusai les rafraîchissements et, assise en tailleur sur le grand lit royal, je parlai à Ramsès.
Nous bavardâmes d’abord de choses insignifiantes : la crue du fleuve qui assurerait une nourriture abondante et de bonnes récoltes ; ma journée à Pi-Ramsès avec Hounro, les faïenceries qui se trouvaient derrière le palais et attiraient des marchands de tous les coins du monde. Je fis une remarque sur le grand nombre d’étrangers que l’on voyait en ville, et Pharaon, qui grignotait, confortablement installé dans un fauteuil, déclara : « Ton père est un étranger, n’est-ce pas ? Une sorte de hobereau qui a son domaine quelque part dans le Sud ? »
J’éclatai de rire. « Mon père a combattu pour ton père, Majesté, et il a reçu une tenure à Assouat en récompense. C’est un Libou. » Ramsès s’apprêtait à mordre dans une datte poisseuse. Sa main baguée s’arrêta en chemin.
« Assouat ? répéta-t-il en fronçant les sourcils. Où est-ce donc ? C’est un village perdu en bordure du désert, non ? » Puis son visage s’éclaira. « Oupouaout ! Bien sûr ! Mais pourquoi un noble, même étranger, aurait-il besoin de terres ? N’en avait-il pas à lui ?
— Non, Majesté. » J’hésitai un instant, puis décidai de me jeter à l’eau. « Mon père est un paysan qui cultive lui-même ses aroures. Ma mère est la sage-femme du village.
— Ah bon ? Vraiment ! » La datte fut reposée sur le plateau et, obéissant au geste impatient de Ramsès, un serviteur vint lui présenter une cuvette d’eau parfumée et attendit, la serviette prête. « Tu es une paysanne, Thu ? s’exclama le roi quand il se fut rincé les doigts. C’est extraordinaire ! J’ai bien quelques concubines roturières mais je crois que ce sont toutes des danseuses ou des chanteuses, des filles dont les talents ont retenu mon attention dans des banquets ou des temples. Comment es-tu arrivée chez Houi ? Mais non0… » Quittant son fauteuil, il vint s’asseoir à côté de moi. Le lit gémit sous son poids. « Raconte-moi plutôt comment vivent mes paysans et comment l’on grandit dans un village, Thu. Je dois dire que tu ne ressembles guère aux rudes enfants de la terre que j’ai eu l’occasion d’apercevoir. Mais si j’en juge d’après mes nombreux administrateurs et serviteurs libous, c’est un beau peuple. Tu as des sœurs ? Sont-elles aussi belles que toi ? »
Et ainsi, tandis qu’il sirotait son vin et que la nuit s’approfondissait, je lui racontai Assouat, notre modeste maison, le maire et ses filles turbulentes, les berges du Nil qui pouvaient devenir un endroit magique pour une enfant à demi nue, couverte de poussière. Je lui décrivis les hommes vaillants, taciturnes et pragmatiques qui labouraient les champs, adoraient leurs dieux, aimaient leur femme et entretenaient leurs enfants. Je lui parlai de Pa-ari, de mes leçons secrètes, mais lui tus que j’avais été prête à donner ma virginité à Houi en échange d’un aperçu de mon avenir. J’évoquai aussi le respect des villageois pour le passé, leur conviction fervente et naïve que le dieu vivant pouvait tout arranger dans le pays, mais sans insister.
Pendant que je parlais avec autant d’animation que j’en étais capable, il m’écouta attentivement, le regard fixé sur mon visage, hochant la tête, souriant de temps à autre et m’effleurant une fois la joue d’une caresse. Puis, brusquement, il sembla se rendre compte que les lampes fumaient, qu’un des serviteurs étouffait un bâillement, et il m’arrêta de la main. Je fis mine de me lever et de me rhabiller, mais il m’en empêcha. M’enlevant le drap qui m’enveloppait, il s’allongea, m’intima d’un geste impérieux de l’imiter, et nous couvrit tous les deux. « Éteins les lampes, Pabakamon ! » ordonna-t-il. Puis il m’attira contre lui et murmura : « Dors, petite Thu, dors, mon enfant du désert. Tu es une merveille et une terreur. Il n’y a pas de duplicité en toi, car tu n’as pas craint de me révéler tes origines humbles. Je suis très content. Ta peau sent encore le safran. Ça me plaît… » Sa voix s’éteignit, et sa respiration devint régulière. Il s’était endormi. Avec incrédulité, je compris que j’allais passer la nuit dans ce lit, que je serais encore auprès de lui au matin. Son corps avait une chaleur rassurante et, après m’être sentie un moment mal à l’aise dans ce cadre peu familier, je m’abandonnai peu à peu au bien-être animal qui était le mien. La pièce s’estompa, puis disparut tout à fait. Je dormis.
Ce fut le son étouffé du pipeau et du luth me parvenant à travers la porte principale qui me réveilla. Allongée dans la pénombre, je me dis d’abord que le banquet de Houi se prolongeait bien tard, puis la mémoire me revint, et je me redressai. Une voix jeune chantait des paroles d’adoration : « Salut à toi, Incarnation divine, qui te lèves à l’est comme Rê ! Salut, ô immortel, toi dont le souffle est source de la vie de l’Égypte ! » Impressionnée et ravie, je me rendis soudain compte que j’écoutais l’Hymne de louange, le chant antique qui, depuis le début de l’histoire, réveillait tous les rois à l’aube. Je regardai l’homme qui ronflait encore doucement près de moi, les ombres paisibles qui s’allongeaient dans la grande pièce, la lumière grisâtre tombant des hautes fenêtres étroites, et je savourai cet instant.
L’hymne prit fin. J’entendis des murmures, des froissements d’étoffe, puis la porte s’ouvrit en grand. Je remontai hâtivement le drap sur ma poitrine. Un petit cortège entra, formé de serviteurs apportant à manger et à boire, de l’eau chaude parfumée et des serviettes. Derrière eux, un joueur de harpe alla s’installer dans un coin de la pièce et se mit à pincer les cordes. Je caressai l’épaule de Pharaon et murmurai en lui embrassant l’oreille : « C’est le matin, Majesté. J’espère que tu as bien dormi. » Il renifla, grogna, puis ouvrit les yeux. Il parut étonné de me voir, mais me sourit aussitôt comme un enfant ravi et me serra contre lui avant de s’asseoir et de laisser son serviteur lui laver le visage.
« J’ai fait un rêve merveilleux ! s’exclama-t-il tandis qu’on posait un plateau sur ses genoux. Je plongeais dans le Nil, et son eau était fraîche et purifiante. Je te dois ce présage favorable, petit scorpion. C’est un rêve qui indique la disparition de tous les maux. Mange maintenant. Mange ! » J’hésitai mais parce que je mourais de faim et de soif, je décidai de ne pas tenir-compte des avertissements que j’avais reçus. Je mordis dans le pain frais et bus une grande rasade d’eau. Les serviteurs s’étaient poliment reculés mais quand nous eûmes fini de déjeuner, ils se rapprochèrent.
Ramsès me jeta un regard malicieux. « J’aimerais te faire encore l’amour, murmura-t-il. Mais ces ânes veulent m’emmener aux bains. Ce matin, je me rends en personne au temple pour accomplir les devoirs sacrés que j’abandonne d’ordinaire à mon représentant. Maintenant que la fête d’Amon d’Hâpi est finie, Ousermaarenakht va regagner Thèbes. Et il voudra naturellement s’assurer que tout est en ordre avant de partir. Ousermaarenakht ! répéta-t-il avec impatience devant mon regard interrogateur. Le Premier Prophète d’Amon ! Dieux ! Tous les citoyens d’Assouat sont-ils aussi ignorants que toi ? » Penser au grand prêtre l’avait apparemment contrarié, et je restai donc muette. Puis, voyant qu’il gardait le silence et faisait signe que l’on emporte les plats et qu’on le chausse, je descendis du lit et enfilai mon manteau. Mes mouvements attirèrent son attention. « Où vas-tu ? » fit-il d’un ton sec. Je m’inclinai.
« Dans ma chambre, Majesté. » Il cligna les yeux, puis m’adressa de nouveau ce sourire gai, étonnamment espiègle.
« Ta compagnie me plaît, annonça-t-il. Va aux bains, et je t’enverrai chercher. Tu m’accompagneras au temple. Dépêche-toi ! » Je m’inclinai une fois encore et obéis. Revenue dans le harem, je pensai un instant faire mes exercices, puis y renonçai. Il fallait que je sois prête quand on viendrait m’appeler.
Disenk n’était pas dans ma chambre, et Hounro dormait encore. Pendant qu’un messager allait prévenir ma servante, je marchai dans l’herbe humide, seule dans le vaste espace de la cour. Au-dessus de moi, le ciel passait du rose pâle à un bleu délicat et l’air, soudain plus chaud, se chargea du parfum de bourgeons invisibles. J’allais enfin voir l’ennemi de Houi, la malédiction de l’Égypte, le grand prêtre d’Amon. Pourtant, mon cœur battait avec régularité et j’avais l’esprit serein. Les bras tendus, je levai le visage vers l’infini du ciel, un sourire aux lèvres. Tout se déroulait comme Houi l’avait prédit.
Lavée, parfumée, et vêtue d’une robe blanche diaphane brodée de fleurs rouges, j’étais prête quand un serviteur du palais vint me conduire à Pharaon. De l’ocre rouge teintait mes lèvres. Les dizaines de nattes de ma lourde perruque m’encadraient le visage et tombaient droit sur mes épaules. Je portais des bracelets et un collier d’or recouverts d’émail cramoisi. J’étais belle et je le savais. D’un pas fier, je marchai derrière le serviteur jusqu’à l’entrée principale du harem, suivie de Disenk.
Plusieurs litières attendaient, entourées d’une foule scintillante de femmes et de servantes qui bavardaient d’une voix aiguë tandis qu’une brise matinale, fraîche encore, jouait avec leurs robes coûteuses et les tresses de leurs perruques compliquées. Les gardes du palais et du harem étaient postés tout autour dans l’ombre mouvante des arbres. J’eus un moment de surprise. Alors que je m’étais imaginé que Ramsès et moi nous rendrions au temple dans une agréable intimité, l’invitation s’étendait apparemment à la moitié du harem. Je cherchai des yeux la dame du Double Pays mais ne la vis nulle part. « Où est Ast ? demandai-je à Disenk.
— Elle est sans doute déjà partie, murmura-t-elle. La grande reine n’attend pas mêlée aux concubines.
— Et elle, qui est-ce ? » Je lui indiquai discrètement une femme qui, assise à l’écart sur un tabouret, regardait la confusion avec une indifférence hautaine. Plusieurs gardes l’entouraient ainsi que quatre domestiques portant son manteau, son nécessaire à maquillage, une boîte de sucreries et d’autres objets encore. De ma place, il était difficile de déterminer son âge ou sa nationalité, mais elle avait le teint jaunâtre, et je pouvais affirmer que ses sourcils épais, en forme d’ailes, n’avaient pas été teints de khôl. Ils étaient naturellement noirs.
« C’est la grande épouse Ast-Amasareth, répondit Disenk. Tu en as entendu parler, je crois. Il n’est personne que Pharaon estime davantage. Elle est très sage. » Vraiment ? me dis-je avec cynisme en l’observant. Elle dut sentir mon regard insistant, car ses yeux de corbeau vinrent se fixer sur moi. Puis, levant une main ornée de bijoux, elle tendit un doigt recourbé dans ma direction. Le geste était impérieux et parfaitement clair. Je me frayai un chemin jusqu’à elle à travers la foule et m’inclinai. Elle me dévisagea un moment avant de dire : « Tu es la concubine Thu. Tu as passé la nuit avec Ramsès. Je suis la grande épouse Ast-Amasareth. » Elle avait la voix grave pour une femme et un léger accent musical qui m’était familier. Mon père avait le même mais plus léger, moins évident. Je me souvins alors qu’Ast-Amasareth était une prisonnière de guerre ramenée du pays des Libous.
Je l’étudiai avec hardiesse. Seuls ses yeux, grands et lumineux, étaient beaux. Elle avait la peau trop olivâtre, le nez trop petit et une bouche irrégulière. Elle respirait cependant l’intelligence et dégageait une sorte de magnétisme. Elle soutint mon regard avec calme jusqu’à ce que, me sentant insolente, je baisse les yeux.
« Les nouvelles vont étonnamment vite ici, grande épouse, répondis-je. J’ai en effet eu l’honneur de passer une nuit entière dans le lit de Ramsès.
— Un nuit d’amour est une chose, reprit-elle après un silence. Dormir auprès de Pharaon en est une autre. Tu vois cette fille qui monte dans sa litière ? » Je me retournai. Une jolie jeune femme dans un état de grossesse avancée s’installait avec difficulté sur les coussins en rabrouant la servante qui l’aidait. « C’est Eben, la concubine favorite de Pharaon. Son étoile pâlit, et elle le sait. L’enfant ne la sauvera pas. En devenant mère, elle perdra au contraire tout attrait pour le roi. J’habite au-dessus des appartements de la reine Ast. Viens me rendre visite. » Elle me congédia d’un geste, et je vis que sa litière était arrivée. Avec beaucoup de dignité et de grâce, Ast-Amasareth se leva et y prit place, puis elle tira le rideau sans m’accorder un autre regard. Je rejoignis Disenk. Une file de litières se formait, et le groupe des concubines fondait. Je me dirigeai vers une chaise vide.
« Eben, dis-je. Un nom étranger.
— Elle a pour mère une Maxyes ou une Pelestiou, je ne sais plus, commenta Disenk d’un air dédaigneux. Et son père est un garde du palais. C’est une femme vulgaire et stupide.
— Tu ne m’as pas parlé d’elle, remarquai-je en montant dans la litière.
— Elle est indigne de ton attention », répondit Disenk avec une moue de dégoût.
Je me demandai si elle me jugeait secrètement avec le même mépris – la malheureuse Eben et moi avions en effet des origines similaires. Après avoir espéré que non, je décidai que je m’en moquais. Malgré l’affection que je lui portais, l’opinion d’une servante me devenait de moins en moins importante.
Notre cortège coloré traversa la ville, annoncé par le héraut et précédé par les gardes. Nous fûmes finalement déposées à l’extrémité de la vaste esplanade qui s’étendait devant le premier pylône imposant du temple d’Amon. La place, où s’alignaient des sphinx, était noire de gens qui se démontaient le cou pour voir Pharaon. En quittant ma litière, je l’aperçus à mon tour et retins mon souffle.
Il s’apprêtait à pénétrer dans le temple entouré de ses ministres et de sa suite. Ast était à ses côtés, mais ce ne fut pas sur elle que mon regard s’arrêta. Dans l’intimité relative de la chambre à coucher royale, je m’habituais lentement à la masse de chair flasque qu’était le corps de Pharaon. S’il ne me répugnait plus, je ne pouvais encore faire abstraction de son poids et de son contact. Mais ici, dans la lumière miroitante, impitoyable, que renvoyait la surface blanche de l’esplanade, ce corps devenait la manifestation physique du pouvoir royal. Majestueux et énorme, il rayonnait de l’autorité d’un dieu. Ramsès portait une jupe plissée lui arrivant aux genoux dont le tablier triangulaire amidonné s’ornait de scarabées de cornaline étincelants. À sa ceinture pendait la queue de taureau qui couvrait son imposant postérieur et effleurait le sol ; elle rappelait qu’il était le Taureau puissant de Maât. Son torse massif disparaissait presque entièrement sous un grand pectoral d’ankhs en faïence bleue et verte que des déesses d’or à genoux tendaient vers son visage. C’était de l’or encore qui brillait sur ses bras et à ses oreilles, où des pendants en forme de lances se terminaient par des ankhs de jaspe. Il était coiffé de la couronne khepresh dont le lapis-lazuli, d’un bleu profond, était mis en valeur par des dizaines de clous d’or. Au-dessus de son front se dressait le serpent royal uræus, Ouadjit, dame des sortilèges, prête à cracher son venin contre quiconque approcherait avec la trahison au cœur. Je vis sa main potelée, transformée en symbole parfait du pouvoir pharaonique, étinceler de mille feux quand il la leva en un geste impérieux. Un cor retentit. Le couple divin disparut sous le pylône.
Je me sentais bien petite lorsque, après avoir remis mes sandales à Disenk, je me joignis à la foule de courtisans choisis qui lui emboîta le pas. Le sol de l’avant-cour était tiède et granuleux sous mes pieds. Mon amant est un dieu, me disais-je avec étonnement, comme si j’en prenais conscience pour la première fois. Mon amant est la toute-puissance divine. Qui suis-je donc pour le mépriser en secret, pour critiquer ses défauts de façon sacrilège ? Mes jugements présomptueux étaient insignifiants, le couinement d’une souris anonyme dans les greniers de mon seigneur. Pleine d’humilité, je me prosternai et prononçai les prières habituelles pendant que l’on ouvrait les portes de la cour intérieure couverte et que le couple royal s’avançait vers le sanctuaire. Mais je fus distraite de ma ferveur par l’apparition d’un groupe d’hommes qui sortit de derrière un des énormes piliers et rejoignit le souverain.
Si je reconnus sans difficulté le grand prêtre et premier prophète d’Amon, Ousermaarenakht, ce ne fut pas en raison de son apparence physique. Loin de ressembler à l’incarnation du mal, comme je me l’étais imaginé, c’était en effet un homme d’âge mûr très ordinaire, au visage agréable, au maintien plein de dignité. Le faisceau de lumière qui tombait d’une des fenêtres hautes faisait briller son crâne rasé et son vêtement immaculé de prêtre. Il portait sur le dos l’ornement distinctif du premier prophète d’Amon : la peau de léopard. Les pattes griffaient ses épaules, la tête pendait sur son sein droit, et j’eus l’impression que la bête tenait le prêtre sous son emprise ; son étreinte avait quelque chose d’avide, de prédateur. Les deux autres hommes, rasés eux aussi, arboraient l’écharpe de la charge sacerdotale et un bâton blanc ; c’étaient manifestement les deuxième et troisième prophètes.
Le grand prêtre s’inclina devant Ramsès – avec un peu de désinvolture, me parut-il – et ouvrit la porte du sanctuaire. Une bouffée d’encens parfumé nous enveloppa, et j’eus le temps d’entrevoir le dieu assis sur son trône de granit, son corps gainé d’or, ses deux plumes dressées haut au-dessus de son noble front, avant que Pharaon et Ousermaarenakht n’entrent et que la porte ne soit refermée sur eux. On apporta une chaise à la reine. Les psalmodies commencèrent, et des danseuses pénétrèrent dans la cour en faisant tinter leur sistre.
Je cherchai Ast-Amasareth du regard, mais ce fut Eben que je vis. Appuyée contre une servante, elle soutenait son ventre volumineux, une expression tendue sur le visage. La sueur perlait entre ses seins. Je détournai les yeux, saisie d’un sentiment de pitié qui ne me ressemblait pas, intensément heureuse soudain de ne pas être à sa place. Les paroles d’Ast-Amasareth me revinrent à l’esprit, et je me jurai de tout faire pour ne pas être enceinte. Il n’était pas question que je donne au roi le moindre prétexte pour m’écarter.
Les rites mystérieux accomplis par Pharaon durèrent longtemps, et je mourais d’ennui et de soif quand les cors retentirent de nouveau et qu’il réapparut. Alors qu’il attendait que la dame du Double Pays reprenne place à ses côtés, son regard parcourut la foule et s’arrêta sur moi. Un sourire plein de naturel détendit ses lèvres teintes de henné. Ast avait suivi la direction de ses yeux. J’ignore si elle me reconnut, mais une expression dégoûtée se peignit sur son visage délicat. Elle murmura quelque chose à Ramsès dont le sourire s’effaça, et ils sortirent ensemble dans la lumière éblouissante, acclamés par la foule des citadins.
J’avais pensé que je passerais le reste de la journée dans le harem, mais un héraut m’aborda alors que je descendais de ma litière et me dirigea vers l’entrée de la Maison des femmes.
« Concubine Thu, déclara-t-il sans préambule, Pharaon ordonne que tu paraisses au banquet donné ce soir à l’occasion du départ du grand prêtre d’Amon. Prépare-toi en conséquence. Un serviteur viendra te chercher au coucher du soleil. » Il fit volte-face avec l’arrogance propre aux hérauts, qui passent leur vie à transmettre les ordres des autres. Je me tournai vers Disenk, tout excitée.
« Il faut que je porte quelque chose de nouveau, une toilette surprenante, dis-je tandis que nous suivions l’étroit sentier bordé de murs qui conduisait à notre cour. Tant pis pour l’élégance, Disenk, je veux que l’on me remarque !
— Mieux vaut être élégante, répondit-elle, les narines pincées. Il serait maladroit d’attirer l’attention à la manière d’une vulgaire danseuse ou d’une prostituée de haut vol. Nous pouvons innover dans le maquillage, Thu, mais je te conseille vivement une tenue convenable. » Elle avait raison, naturellement. Il n’entrait pas dans mes plans de me retrouver prisonnière du mode de vie sans avenir de ces femmes. Au coucher du soleil, j’attendais donc dans ma chambre vêtue d’une robe blanche frangée d’or au décolleté montant et aux bretelles larges. Je portais autour du cou un unique collier avec pour pendentif une déesse Hathor souriante dont les douces cornes de vache s’incurvaient vers ma gorge. Je n’avais qu’un seul bracelet au poignet, un seul scarabée monté en bague à la main droite. La perruque qui frôlait mes épaules était droite et très simple. Le bandeau ceignant mon front ne portait aucun ornement. Mais en plus des traits épais de khôl qui soulignaient mes yeux, Disenk m’avait frotté les paupières de poussière d’or. J’en avais aussi sur le lobe des oreilles, et sur les lèvres. Si mes paumes et la plante de mes pieds étaient teintes de henné, l’or brillait encore sur mes bras, mes jambes et ma gorge, ointe d’une huile parfumée de safran. Quand j’avais enfin pu me regarder dans le miroir de cuivre, l’effet m’avait paru remarquable. Ma tenue était aussi pudique que possible, mais mon visage et mon corps promettaient quelque chose d’exotique, de mystérieux, de subtilement sexuel.
Je remerciai ma magicienne avec effusion, sensible à la saveur métallique de l’or sur mes lèvres. Elle hocha la tête en souriant avec calme. Disenk devait m’accompagner pour goûter les plats et me servir, ce qui me rassurait, car je me sentais une fois encore à l’orée d’une épreuve importante. Intérieurement, je bénis Houi de m’avoir fourni les parures qu’il me fallait et regrettai fugitivement de ne pouvoir entrer dans la salle de banquet de Pharaon à son bras.
En fait, j’y pénétrai dans la seule compagnie de Disenk et passai d’abord inaperçue. Lorsque le serviteur était arrivé, nous l’avions suivi jusqu’à l’entrée du harem, puis avions coupé à travers la pelouse pour rejoindre l’allée pavée qui conduisait à l’entrée du palais, encombrée de gardes et d’invités. Une fois admises dans l’immense vestibule, nous franchîmes avec la foule une porte qui s’ouvrait dans le mur de droite. Le vacarme était assourdissant.
Nous débouchâmes dans une pièce si haute que l’on devinait tout juste le plafond, si vaste que je voyais à peine la colonnade qui à l’autre bout donnait sur la nuit et laissait entrer une fraîcheur bienvenue. Des centaines de convives déambulaient, frôlant de leurs vêtements arachnéens les guirlandes de fleurs humectées de rosée posées sur les tables basses apprêtées pour eux. De jeunes serviteurs vêtus de pagnes courts se glissaient entre eux comme des anguilles pour leur offrir des colliers de fleurs, des cônes d’onguent parfumé et des coupes de vin. L’un d’eux s’inclina devant moi. Je lui laissai attacher un cône sur ma perruque, et je prenais une coupe quand un héraut s’avança vers moi. « Concubine Thu ? » demanda-t-il après m’avoir saluée d’un mouvement de tête. Je lui rendis son salut. « Je vais te conduire à ta table. Suis-moi, je te prie. » Étonnée et ravie, je constatai que l’on m’avait placée au pied de l’estrade où dînerait la famille royale. « C’est bon signe, remarqua Disenk avec satisfaction. Très bon signe. Tu vas être dans le champ de vision de Pharaon toute la soirée.
— Ce n’était sûrement pas son intention », murmurai-je. Puis je lui étreignis la main en entendant brusquement retentir la sonnerie discordante des cors. Un silence total se fit aussitôt. Le grand héraut sortit de l’ombre à gauche de l’estrade. Son bâton heurta trois fois le sol, et sa poitrine se souleva. « Ramsès Ousermaâtrê, Meryamon, heq-On, seigneur de Tanis, Grand des rois, Taureau puissant, stabilisateur du Double Pays, seigneur des sanctuaires de Nekhbet et d’Ouadjit, Horus d’Or, vainqueur des Sati, triomphateur des Libous…» Sa voix sonore continua à énumérer les titres de mon amant. Je lâchai la main de Disenk, qui était bien entendu sèche et fraîche en dépit de l’atmosphère étouffante de la salle de banquet, et entrelaçai nerveusement mes doigts.
Pharaon s’avança. Il avait troqué la jupe pour une longue et ample tunique blanche brodée d’ankhs d’argent. Derrière lui, aussi minuscule et parfaite qu’une poupée, venait Ast, couverte de bijoux qui scintillaient à la lumière des torches et des bougies.
Puis je me sentis rougir, car le prince Ramsès suivait sa mère, les jambes dénudées sous le pagne, le visage encadré par une coiffe blanche dont les pans effleuraient la courbe attirante des épaules. Il parcourut la salle comble d’un regard distant avant de s’installer à sa table mais tendit la main avec sollicitude à la femme qui s’asseyait à ses côtés. Mince, vigoureuse, approchant la trentaine, elle avait les traits classiques et la bouche chaleureuse de la déesse Hathor représentée sur les reliefs des temples. « C’est son épouse, la princesse Neferou », murmura Disenk en voyant que je la fixais. Naturellement, pensai-je, saisie d’un violent accès de jalousie. Une beauté égyptienne classique portant un nom égyptien classique. Un sang ancien et pur. Rien de moins pour notre prince. Puis j’eus honte, car elle remarqua mon regard insistant et m’adressa un sourire fugitif. Le grand prêtre d’Amon complétait ce petit groupe. La voix du héraut s’éteignit, et ses échos cessèrent de résonner dans la salle immense. Dans un bruissement d’étoffes, les invités s’animèrent et les conversations reprirent.
Alors que je m’asseyais sur les coussins, Disenk auprès de moi, je me rendis brusquement compte que je me moquais d’Ousermaarenakht, de son pouvoir ou de son influence pernicieuse sur Pharaon. Peu m’importait en réalité que mon roi se débatte dans un piège tendu par le sacerdoce. Je ne partageais pas l’obsession froide et paralysante de Houi, finalement. Peut-être ne l’avais-je jamais fait et m’étais-je simplement sentie flattée de l’entendre m’assurer que moi seule pouvais sauver mon pays. En cet instant, cette idée me semblait idiote. J’étais une enfant qui vivait un rêve magnifique. De tous mes sens, je m’imprégnais de ce qui m’entourait : le brouhaha des voix et des rires, la lumière jouant sur des centaines de bijoux qui jetaient des feux multicolores, le froissement et le mouvement des étoffes somptueuses, l’éclat des yeux ourlés de khôl et des bouches teintes de henné, les odeurs appétissantes montant des plats fumants que les serviteurs apportaient en les tenant haut au-dessus de leur tête et, omniprésent, se glissant mystérieusement et silencieusement partout, le souffle invisible de Shou, le dieu de l’air, nous arrivant du monde extérieur, plongé dans les ténèbres.
On nous servit de petites miches de pain en forme de grenouilles, du beurre salé et des fromages de chèvre brun au goût piquant ; des cailles fourrées de figues enrobées de concombres et d’oignons ; des graines de lotus baignant dans de l’huile de genièvre violette et des racines de laîche couvertes de coriandre et de cumin. Des feuilles de laitue s’enroulaient autour de bouquets de persil et de branches de céleri. Il y avait du miel et des gâteaux shat en abondance, et le vin était adouci de dattes. Je n’avais jamais mangé de mets aussi raffinés. Imperturbable, Disenk goûtait avec cérémonie chaque plat avant moi et sirotait une gorgée de vin avant qu’il coule, rouge et velouté, au fond de ma gorge.
Le vacarme alla croissant à mesure que la soirée avançait. Lorsque je fus repue et qu’un serviteur discret m’eut retiré ma table, je regardai l’estrade. Pharaon avait une discussion animée avec le Premier Prophète. Assise entre eux, sa femme se curait délicatement les dents pendant que sa servante remplissait le cône de parfum sur sa tête. Celui du prince Ramsès avait également fondu, et l’huile avait coulé le long de son cou, entre ses mamelons teints de henné, jusqu’à son ventre plat dissimulé par la table. Une main posée sur son bras, penchée vers lui, sa femme lui disait quelque chose qui le faisait sourire.
Je me détournai pour m’apercevoir qu’Ast-Amasareth me fixait d’un regard sans expression. Les coudes appuyés sur sa table jonchée de fleurs flétries, elle avait les doigts croisés sous le menton. Il n’y avait aucun signe d’ivresse dans ses yeux et, après l’avoir dévisagée un instant, je lui fis un signe de tête. Elle me le rendit avec détachement.
Je sentis quelqu’un se glisser près de moi et, en tournant la tête, je découvris Hounro qui me souriait, une coupe à la main. « Tu ressembles à une déesse étrangère au charme exotique, dit-elle. Est-ce que tu t’amuses, Thu ? Les danseurs vont bientôt se produire, et je danserai avec eux. Il y aura aussi des acrobates de Keftiou et un avaleur de feu. » Elle vida sa coupe et demanda d’un geste qu’on la lui remplisse. « Tout le monde a remarqué l’intérêt que te portait Ast-Amasareth ce soir, reprit-elle d’un ton moqueur. Tout le monde t’a admirée, d’ailleurs, y compris Paiis. Mais comme il est ici avec la femme d’un autre et que tu appartiens à Pharaon, il ne peut que te désirer de loin. » Elle éclata de rire, la tête renversée en arrière.
On entendit un coup de cymbales, un bruit de pieds légers, et six danseurs s’élancèrent dans l’espace dégagé devant l’estrade. Les femmes étaient nues, vêtues seulement de leur longue chevelure noire qui leur frôlait presque les talons ; les hommes portaient un pagne court et avaient des clochettes aux chevilles. Après m’avoir embrassée sur la joue, Hounro alla les rejoindre. Dès qu’ils la reconnurent, les convives l’acclamèrent ; Pharaon lui fit un signe de la main, et Ast elle-même eut un faible sourire. Les tambours se mirent à battre sur un rythme hypnotique, et je vis les yeux de Hounro se fermer lentement.
Je fermai aussi les miens. Je n’avais pas besoin de suivre les évolutions lentes des danseurs pour être sensible à la sensualité du moment. Le martèlement des tambours, la plainte des pipeaux, les mains frappées en cadence me plongèrent dans un état d’exultation physique. Je me laissai porter un long moment, puis la musique changea, les cymbales claquèrent de nouveau et, en ouvrant les yeux, je vis les danseurs céder la place aux acrobates.
Je m’aperçus aussi que le prince Ramsès avait disparu et, pour moi, ce fut comme si la soirée prenait brusquement fin. Ast dissimulait un bâillement. Pharaon discutait toujours avec le grand prêtre qui avait quitté ses coussins pour s’installer à côté de lui. Le visage empourpré par le vin, les vêtements en désordre, les invités applaudissaient bruyamment le spectacle. Je me sentis soudain parfaitement sobre et à des lieues du vacarme joyeux qui m’entourait. Un peu ankylosée, je me levai, immédiatement suivie par Disenk qui me tira par le bras. « Il n’est pas permis de partir avant le roi, Thu ! » souffla-t-elle. Sans l’écouter, je me frayai un chemin à travers les invités, pressée par le besoin de sentir de l’air frais sur ma peau. Quand j’arrivai à l’imposante colonnade ouverte sur la nuit, les gardes me laissèrent passer. Dehors, sur le chemin, je m’arrêtai pour retirer mon cône parfumé, et après mettre frotté les bras de l’onguent restant, je le jetai et regardai autour de moi.
Le ciel était noir mais semé d’une poussière scintillante d’étoiles. Un pâle croissant de lune flottait bas sur l’horizon, juste au-dessus de la masse sombre d’un mur. Entre celui-ci et moi, des bouquets d’arbres frémissaient sous la brise, et j’entendais la musique continue d’une fontaine, invisible dans l’obscurité.
En nage et fatiguée, je quittai l’allée pavée pour l’herbe fraîche et me dirigeai à l’oreille vers la fontaine. Je savais que Disenk me suivait, mais entre le tintamarre de la salle de banquet et le silence enveloppant du jardin, je ne percevais pas le bruit de ses pas. Je distinguais bientôt un grand bassin de grès où coulait sans interruption une eau cristalline. « Attends-moi ici, ordonnai-je à Disenk. J’ai soif. » Je m’approchai de la fontaine et bus à longs traits, les mains en coupe, puis m’aspergeai d’eau le cou et les seins.
J’égouttais mes mains quand mon œil enregistra un mouvement dans l’obscurité. Il y avait une masse sombre de l’autre côté du jet scintillant de la fontaine. Elle se leva, s’avança vers moi… et le prince Ramsès sortit de l’ombre. Un instant désemparée, je voulus fuir, mais il était trop tard. « C’est notre petit médecin, la dernière acquisition du harem, n’est-ce pas ? dit-il. Que fais-tu ici toute seule ? » Son ton était sévère et, alors que je me hâtai de le saluer, j’en compris la raison. Je me redressai, souriante.
« Non, prince, je n’ai pas de rendez-vous clandestin, répondis-je. Ma servante attend là-bas. Je m’apprêtais à rentrer chez moi. » Il se rapprocha et posa un pied sur le bord du bassin.
« Il faisait chaud dans la salle de banquet, et le spectacle m’ennuyait, déclara-t-il. De plus, je n’aime pas voir mon père ramper devant des inférieurs. »
Je sursautai. Se parlait-il à voix haute sans faire attention à moi parce que je ne comptais pas plus à ses yeux que les arbres bruissants ou les parterres de fleurs qui nous entouraient ? Ses paroles ne cadraient pas avec le code rigide de fidélité qui régissait selon moi les rapports des membres de la famille royale. Je le regardai fixement, toute griserie envolée. Sa jupe et sa coiffe de lin n’étaient que des taches grises dans l’obscurité, et je ne discernais pas ses traits. L’huile qui couvrait son corps luisait faiblement à la lueur des étoiles.
Pareille occasion ne se représenterait plus. Rassemblant mon courage, je déclarai d’un ton hésitant : « Je suppose que tu veux parler du grand prêtre d’Amon, Altesse. J’ai entendu dire qu’il commande tandis que le Dieu bon ne fait que régner. C’est une rumeur qui en chagrine beaucoup. »
Pour la première fois, je sentis que j’avais toute son attention. Son pied quitta le rebord du bassin avec un petit crissement, et il fit deux pas vers moi. Je pouvais voir ses yeux maintenant ; ils m’observaient avec insistance et reflétaient la lueur argentée des étoiles.
« Ah oui ? murmura-t-il. Vraiment ? Combien cela en chagrine-t-il, je me le demande ? Es-tu du nombre, ma petite concubine ? » Me soulevant le menton d’un doigt, il me tourna le visage vers la lumière. J’avais envie d’appuyer mes lèvres contre sa paume, mais je soutins son regard sans broncher, enregistrant volontairement dans ma mémoire la sensation de sa peau contre la mienne, la chaleur de son haleine sur mes joues et ma bouche, son visage, si près du mien. « Tu es vraiment très belle, dit-il enfin. Et intelligente aussi, d’après mon père. Une telle combinaison n’est pas toujours une bonne chose, docteur Thu. Mais quelle importance quand on n’est qu’une femme parmi des milliers d’autres, hein ? » Il sourit, révélant ses dents blanches régulières, et se pencha encore un peu plus vers moi. Un instant, je crus qu’il allait m’embrasser, et la panique, le désir et la prudence luttèrent en moi. Mais il ne fit que répéter sa question. « Ce genre de rumeurs te chagrine-t-il, Thu ? » Je suis certaine qu’il perçut le minuscule mouvement de mon corps vers le sien, l’aveu fugitif de l’attirance qu’il exerçait sur moi. Je m’écartai poliment et m’inclinai.
« Le harem est toujours plein de rumeurs, Altesse. La plupart ne méritent pas qu’on y prête l’oreille. Mais le dieu vivant est l’incarnation d’Amon sur terre, et il serait contraire à Maât que le Divin subisse l’ascendant d’un simple prêtre. Si c’est le cas.
— Bien dit ! commenta Ramsès avec ironie. On devrait t’admettre dans le corps diplomatique, car tu t’exprimes avec autant d’intelligence que de tact. Médecin, concubine talentueuse, et maintenant fonctionnaire amateur de la Double Couronne. Que nous réserves-tu d’autres, je me le demande ? » Il parlait d’un ton si sarcastique que mon caractère emporté s’enflamma.
« Je suis une Égyptienne loyale, Altesse ! Et comme beaucoup d’autres, je déplore la mainmise du sacerdoce sur ce pays. C’est aussi ton cas d’ailleurs, à en juger par tes paroles. » Je me mordis la langue, mais trop tard. Ramsès tirait sur l’un des pans de sa coiffe, apparemment peu troublé par ma sortie. Lorsqu’il répondit, ce fut avec un mépris froid.
« Les paysans aussi sont de fidèles Égyptiens, mais leur point de vue sur les complexités du gouvernement est à peu près aussi subtil que le hurlement des chiens du désert sous la lune. Cela vaut pour les jeunes concubines sans cervelle. Je te conseille vivement de garder tes opinions pour toi, Thu, et de te souvenir de ton rang. Si cela t’est possible, bien entendu, ajouta-t-il d’un ton moqueur. Ce dont je doute.
— Mais c’est toi qui as commencé ! » De contrariété, je criais presque, ressemblant assez au chien hurlant qu’il venait d’évoquer. « Fais-moi changer d’avis, Altesse ! Explique-moi les complexités du gouvernement ! » Il me regardait d’un œil critique, mais un sourire flottait sur ses lèvres.
« Je commence à comprendre pourquoi mon père s’est entiché de toi, dit-il. Suis mon conseil. Consacre ton énergie à devenir une bonne et fidèle concubine, et laisse les sujets plus importants à tes supérieurs. Aime mon père ; il le mérite. » Je voulus répondre mais il m’arrêta d’un geste impérieux. « Tu es allée assez loin. Bonne nuit. » Pivotant sur ses talons, il s’éloigna et disparut dans la nuit avant que j’aie pu lui faire le salut d’usage.
Je m’assis au bord du bassin, furieuse contre moi-même, exaspérée à présent par le bavardage inepte de la fontaine. Le désir, la rage, l’admiration et l’humiliation bouillonnaient en moi. J’étais certaine que le prince Ramsès ne m’accorderait désormais plus le moindre regard. Il me restait seulement à espérer qu’il ne prendrait pas mes propos inconsidérés au sérieux.
Quand j’eus retrouvé mon sang-froid, je sus pourtant que je voulais que lui, plus que tout homme au monde, pense à moi, se rappelle ma voix, mon visage à la lueur des étoiles et la douceur de mon menton dans sa main. Il n’est pas mauvais d’avoir une seconde flèche à mon arc au cas où la première manquerait son but, pensai-je en rejoignant Disenk qui m’attendait patiemment. Je pourrais peut-être gagner le respect du prince si Pharaon se lasse de moi. Je réfléchissais à cette idée quand nous traversâmes la vaste esplanade qui s’étendait devant l’entrée principale du palais, encombrée maintenant de litières, de gardes et d’invités ensommeillés et grognons.
Juste avant de répondre au qui-vive des sentinelles du harem, je jetai un regard en arrière. Ast-Amasareth, pareille à un fantôme, m’observait d’un bouquet d’arbres. Je sortis aussitôt de son champ de vision, mais j’avais encore des fourmillements dans le dos en arrivant dans ma cour. Le pouvoir de la grande épouse royale était grand, et je me demandai un instant si elle pratiquait la magie. Probablement. C’était une femme mystérieuse et inquiétante.